ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 11.08.2024 | DANS LA LUMIERE DES SAISONS lettres à une amie lointaine | Réédition| 2022
11/08/2024
Mon Amie,
Je viens de relire vos lettres. Pour vous retrouver, réanimer en moi votre présence, renouer le fil de notre dialogue trop souvent interrompu.
L'hiver est donc chez vous la meilleure saison. Ciel clair, temps doux et sec. Je comprends que vous vouliez mettre à profit ces semaines où vous n'êtes pas gênée par la chaleur, pour avancer votre thèse. Vous voici maintenant à mi-parcours. Encore quelques mois de travail et vous serez libérée. Mais après avoir mis le point final à cette somme qui vous aura retenue plusieurs années, et avant d'entreprendre ce roman dont vous me parlez dans votre dernière lettre, un temps de transition vous sera sans doute nécessaire. Ne précipitez rien. Laissez mûrir ce livre en vous. Et lorsque vous aurez à l'écrire, tout sera plus facile.
Dans votre avant-dernière lettre, vous vous étonnez que je puisse prétendre que tous ces livres que j'ai lus ne m'aient pas enrichi. Je suis heureux que vous me donniez l'occasion de revenir sur ce point. Après vous avoir envoyé la lettre où je vous disais cela, je n'ai cessé d'y songer, et je regrettais de vous avoir écrit une chose si peu conforme à ce qui fut.
Tout d'abord, une précision, laquelle pourrait répondre à une pensée qui vous est peut-être venue, mais que par amitié vous avez préféré taire : je ne suis pas de ceux qui tiennent à faire croire qu'ils puissent tout en eux-mêmes et ne doivent rien à autrui. Je n'ai jamais eu ce type d'attitude et n'ai jamais compris ceux qui l'ont.
Lorsque j'ai écrit les lignes incriminées, je n'ai pas eu conscience qu'en essayant de répondre à la question posée, je m'étais arrêté à un point de vue où je ne prenais pas en considération que ces valeurs, ces idées qui me guident dans l'existence et gouvernent mon travail. Ces valeurs et ces idées étaient enracinées en moi dès l'adolescence, à une époque où je n'avais encore rien lu, et je voulais donc uniquement dire qu'elles n'avaient pu être transfusées en moi par des livres?
Pour le reste, il va de soi que mes lectures m'ont énormément apporté. Pendant ces années passées, elles ont été ce goutte-à-goutte qui a fait passer dans mon sang et dans ma tête ce qui m'a permis de subsister et de grandir.
C'est en fréquentant avec assiduité certaines oeuvres de premier plan, c'est en dialoguant intensément avec elles, que je me suis construit, que j'ai appris à penser et à écrire. D'ailleurs , comment concevoir que j'aurais passé des centaines et des centaines d'heures à dévorer des livres, si je n'avis tiré le plus grand profit de ces lectures ?
Dans ma lettre, en ne me limitant qu'à un aspect très particulier qu'impliquait la question, j'ai donc "té amené à écrire le contraire de ce que j'aurais dû dire. Preuve supplémentaire, si besoin était, des énormes difficultés qu'on rencontre dès qu'on écrit !
Je touche d'ailleurs là à ce que j'appellerai une des tares de l'humanité : cette incapacité où nous sommes de nous exprimer avec clarté et précision, et de telle sorte que ce qui est formulé ne puisse être interprété. Un homme se raconte, cherche à livrer ce qu'il est, ce qu'il vit dans son coeur et sa tête, mais que passe-t-il de lui dans les mots qu'il emploie ? Tant d'incompréhension, de souffrances, de drames naissent de ce décalage existant entre ce qu'est un être et les mots à l'aide desquels il a l'illusion de se dire.
CHARLES JULIET - DANS LA LUMIERE DES SAISONS
lettres à une amie lointaine 2002 (réédition P.O.L poche 2022), p. 61-65
« J’ai demandé à Florence Marguier de recréer en elle les mots qu’elle avait à faire vivre, de les charger de ce que j’avais déposé en eux à l’intention de cette amie lointaine. Mais surtout, je lui ai recommandé de chercher à atteindre cet art sans art auquel parvenaient à la fin de leur existence les meilleurs des peintres de la Chine ancienne. »
Charles Juliet